« Vivre avec l'irréparé » (15.06.25), série NP2, Lilianne Rudaz
Lecture de Jean 20: Jésus se montre à Thomas
24Or, Thomas, l'un des douze disciples, surnommé « le jumeau », n'était pas avec eux quand Jésus vint. 25Les autres disciples lui racontèrent : « Nous avons vu le Seigneur. » Mais Thomas répliqua : « Si je ne vois pas la marque des clous dans ses mains, et si je ne mets pas mon doigt à la place des clous et ma main dans son côté, non, je ne croirai pas. »
26Une semaine plus tard, les disciples de Jésus étaient de nouveau réunis dans la maison, et Thomas était avec eux. Alors que les portes étaient fermées à clé, Jésus vient, et debout au milieu d'eux, il dit : « La paix soit avec vous ! » 27Puis il s'adresse à Thomas : « Mets ton doigt ici et regarde mes mains ; avance ta main et mets-la dans mon côté. Ne refuse plus de croire, deviens un homme de foi ! » 28Thomas lui répondit : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » 29Jésus reprit : « C'est parce que tu m'as vu que tu as cru ? Heureuses sont les personnes qui n'ont pas vu et qui croient ! »30Jésus a accompli encore, devant ses disciples, beaucoup d'autres signes extraordinaires qui ne sont pas racontés dans ce livre. 31Mais ce qui s'y trouve a été écrit pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. Et en croyant, vous aurez la vie par lui.
Prédication : « Vivre avec l'irréparé »
Inutile de vouloir se voiler la face: parfois le malheur fait irruption dans nos vies, de manière brutale, sans demander la permission.
Je fais partie de l’équipe de soutien d’urgence, un service des Eglises réformée et catholique à l’ensemble des personnes du canton de Vaud. A ce titre, nous accompagnons la police, notamment lors d’annonces de décès violents, que ce soit par accident ou suicide. Nous intervenons dans des situations où la mort ou un autre événement important est survenu. Nous accompagnons les personnes dans les premières heures après cette catastrophe, pour les aider à reprendre pied dans la vie. Lors de ces interventions, j’observe cette irruption: une journée ordinaire, un moment quelconque volent en éclats, frappés par cette annonce de malheur. Rien ne sera plus comme avant.
Sans que les événements vécus soient forcément d’une telle ampleur, nous sommes toutes et tous confrontés à ces irruptions de malheurs dans nos vies. Plus précisément à ces moments où quelqu’un nous blesse, volontairement ou involontairement. Dans le meilleur des cas, et heureusement le plus souvent, un mot d’excuse, une accolade ou même un regard ou un sourire suffisent pour nous permettre de nous sentir mieux, pour que le ressentiment fasse place au pardon accordé et reçu.
Mais…. Il y a ces situations complexes. Des situations où pardonner semble être un chemin impossible ou même inacceptable. Lorsque l’irreparable a été commis.
Prenons un exemple. Lorsqu’un abus a été commis sur un enfant, par un proche à qui la famille faisait confiance, que veut dire pardonner ?
Tout d’abord, dans ces situations où la violence a pris la place de la douceur, il faut s’indigner. Crier le scandale. Confirmer aux victimes à quel point ce qui leur est arrivé est intolérable, scandaleux. Cette indignation est nourrie de la colère, juste réponse à l’inconcevable. Pour les victimes, il est primordial de vivre ce moment, où leur entourage s’indigne, se met en colère et montre ainsi l’ampleur du tort subi.
Et ensuite il faut chercher un chemin. La prière du Notre Père nous en propose un « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Je me souviens de moments dans ma vie où je ne pouvais pas prier ces deux lignes, tant la douleur d’un tort subi était violente. Je vivais cette prière comme une exigence: Pour être pardonnée, je dois pardonner. Ce petit mot « comme » me mettait dans l’embarras: si le pardon de Dieu est à la mesure de mes pauvres capacités de pardonner, qui en plus sont mis à l’épreuve par l’ampleur d’un tort subi, j’ai peu de chances de m’en sortir pardonnée à mon tour. Est-ce vraiment ainsi que Dieu voit les choses ? Exige-t-il notre pardon, même face au pire, pour nous pardonner ? Je ressens comme une double peine: vivre l’inacceptable et, faute de pouvoir pardonner, être privée de pardon.
Comment faire, quand je me retrouve justement face de ce qui me semble être dangereux à pardonner ? Si je pardonne, l’acte qui est de l’ordre de l’inadmissible, de l’irréparable me semble glisser du côté de ce qui est tolérable.
En contrepartie, rester dans cette posture, m’oblige à rester dans la colère. Dans ce moment, où je suis tout juste capable d’être dans l’incapacité d’aimer, je reste liée à la personne et je reste même sous son pouvoir. Je continue à lui donner du pouvoir sur ma vie: celui de me maintenir dans une zone de no-mans-land de l’amour. La personne que je ne peux pas aimer, prend de la place, dans mes ruminations, dans mes émotions, mes sensations, mes rêves.
Il me semble alors utile de voir différemment cette phrase de la prière du Notre Père: d’y voir un flux de pardon, d’apaisement, de vie. Nous avons notre place dans ce flux. Mais nous n’en sommes ni la source, ni le seule bénéficiaire. A l’image de la roue d’eau, le pardon qui vient de Dieu, nous entraine dans ce flux de vie, nous met en mouvement et nous permet à notre tour de dépasser le blocage du non-pardon et du non-amour.
Etre insérés dans ce flot, permet de créer cet espace en soi pour un amour plus fort que la haine. Au lieu de rester dans un no-mans-land relationnel, qui est couteux en énergie nous entrons dans une dynamique.
Cette démarche n’évacue pas les ténèbres, ni l’irréparable du vécu. Mais montre une capacité d’assumer, de regarder en face l’irréparable.
Thomas a eu besoin de s’assurer que la personne en face de lui était bien Jésus, celui qui venait de vivre l’irréparable, en mourant sur la croix. Comme Thomas était assurément une personne tactile, il a eu besoin de toucher. La vue et l’ouïe ne lui ont pas suffi comme sources d’information. En relisant ce récit, une évidence m’a frappée: le Christ ressuscité, porte toujours les stigmates de la croix. Le Ressuscité n’est pas un autre homme, il est bien celui qui a été torturé, moqué, crucifié. Il porte les blessures cicatrisées, comme des témoignages de la victoire de la vie sur la mort.
Face à l’irréparable, qui a eu lieu, et qui créé de l’irréparé en nous, nous pouvons entamer ce chemin vers la vie. Parfois le contact avec la personne à l’origine de la blessure n’est ni souhaité, ni souhaitable. Pour notre protection mais aussi pour la protection d’autres personnes. Nous ne serons alors pas au bénéfice d’une demande de pardon reçue. Mais nous pouvons bénéficier de la consolation.
La consolation intervient par une tierce personne, qui témoigne de trois choses:
- Que ce qui nous arrivé (même indirectement) est grave, source de blessures et demande un chemin de guérison;
- Que nous ne sommes pas seuls dans cette situation mais qu’un témoin bienveillant nous accompagne;
- Qu’un chemin vers l’apaisement s’ouvre.
Un bol ne peut pas se réparer tout seul. Il a besoin d’une intervention extérieure. Pour nous engager dans le chemin pour dépasser l’irréparé, nous avons besoin d’être consolés, entendus et compris dans notre souffrance. Nous pouvons alors envisager le prochain pas: nous laisser entrainer dans le flux du pardon.
Au fond, le pardon reçu et accordé ne change rien à la gravité de l’événement, du tort subi. Ni de la légitimité de notre douleur. Ce qui est inacceptable, irréparable, le reste.
Par contre, nous pouvons prendre soin de l’irréparé en nous. Ce qui a été brisé par cet acte, peut être réparé. Nous pouvons nous laisser consoler, entrer dans le flux du pardon. Nos cicatrices resteront visibles, mais ne seront plus trop douloureuses. Nous redevenons fonctionnels: Ce verre, réparé avec la technique du Kintsugi, cet art chinois qui répare les objets en les embellissant, ne fuit plus. Je peux y boire sans danger, je ne m’y coupe pas.
Oser prendre de la distance par rapport au mal subi; oser chercher et recevoir la consolation; oser entrer dans le flux du pardon; oser laisser nos blessures cicatriser: tout un chemin. Un chemin à suivre et à vivre, afin que l’espérance continue.
15 juin 2025 Liliane Rudaz
Questions:
- comment je fais face aux irruption du malheur dans ma vie ? est-ce que ma foi est une aide ?
- comment je prends soin de l'irréparé en moi ?